Cette tribune, écrite par Karim Lahidji, Président de la FIDH, et Bahey Eldin Hassan, Directeur du Cairo Institute for Human Rights Studies (CIHRS).
Le soutien accordé par la communauté internationale au gouvernement du président égyptien Abdelfatah Al-Sissi est fondé sur la stabilité présumée qu’il apporterait à l’Egypte.
Le président Al-Sissi assure qu’il mène, avec succès, une guerre contre le terrorisme. Pourtant les chiffres le contredisent : les attaques terroristes se sont intensifiées depuis 2013, atteignant une moyenne de plus de 100 par mois en 2015, contre 30 par mois en 2014. Elles se sont aussi étendues du Sinaï à d’autres villes, y compris Le Caire. De nombreux témoignages attestent également d’une radicalisation croissante à l’intérieur des prisons égyptiennes et selon le dirigeant d’une grande tribu du Sinaï, la politique du régime pousserait les Frères Musulmans à se tourner vers Daesch.
Les services de sécurité du régime sont pleinement occupés à combattre, non pas le terrorisme, mais l’opposition politique. Le rôle crucial de la société civile indépendante depuis la révolution est considéré comme une menace pour le régime qui dirige le pays sans contre-pouvoir.
En janvier 2016, une source proche des services de sécurité a admis que la cible principale des raids qui ont touché 5000 appartements dans le centre du Caire à la veille du cinquième anniversaire de la révolution, était des jeunes activistes pro-démocratie : Des activistes libéraux et pacifistes condamnés pour des charges allant de » participation à une manifestation illégale », « appartenance à une organisation terroriste », ou « menace à l’ordre public et à la sécurité de l’État ». Certaines de ces personnes sont maintenues en détention provisoire pendant des années, sans avoir été officiellement inculpées et sans avoir même vu un juge.
L’Égypte traverse actuellement une répression sans précédent, où toute forme de contestation pacifique est pénalisée. L’État et ses institutions suppriment petit à petit les libertés publiques. De jeunes défenseurs des droits humains, des contestataires de tout bord, des membres des Frères musulmans, des journalistes ainsi que des citoyens lambda languissent en prison, dans des conditions inhumaines.
Des milliers de personnes ont été condamnées, certaines à la peine capitale, devant des parodies de tribunaux qui non seulement violent les obligations de l’Égypte en matière de droits humains mais également la constitution égyptienne de 2014.
L’appareil judiciaire a joué un rôle décisif en appuyant ces injustices et n’a pas respecté son devoir qui consiste à garantir le droit à un procès équitable. Des civils sont encore aujourd’hui traduits devant des tribunaux militaires, en violation des lois internationales.
Pendant le mois de novembre 2015, plusieurs dizaines de cas de torture de personnes en détention ont été signalées mais le Procureur général n’est pas aussi prompt à entamer des poursuites à l’encontre d’officiers de police qu’il ne l’est vis à vis de manifestants pacifiques tels que Mahineour Al-Massry, ou des civils auteurs de blogs tels que Alaa Abdel Fattah ou de journalistes tels que Mahmoud abu Zeid “Shawkan”.
Entre août et novembre 2015, 340 disparitions forcées ont été signalées, parmi lesquelles une majorité d’étudiants. Ces personnes sont en général torturées pour les obliger à signer des aveux avant d’être traduites devant le Procureur Général. Unjeune garçon de 14 ans a ainsi été violé par des agents de la Sécurité Nationale alors qu’il se trouvait en détention. Un autre détenu, Islam Khalil, lui aussi enlevé de force a révélé, dans une des lettres qu’il a écrites depuis la prison l’atroce réalité des chambres de tortures du Ministère de l’Intérieur, où les prisonniers ne sont plus que “des numéros et des cadavres”. De toute évidence, la grâce présidentielle accordée par Al Sissi en septembre 2015 à 100 détenus arbitrairement arrêtés n’est qu’une manœuvre publicitaire à l’intention de la communauté internationale, loin de manifester une volonté de libérer toute personne détenue à tort. Le président Al-Sissi a reconnu que certaines personnes innocentes étaient détenues en Égypte et le régime refuse de communiquer le nombre de détenus politiques. Un nombre qui selon certains observateurs des droits humains irait au-delà de 100 000.
Malgré les déclarations du Président Al-Sissi, selon lesquelles la liberté d’expression en Égypte serait sans précédent, le régime actuel s’avère plus hostile encore que les précédents vis à vis de la presse. Il ne tolère aucune forme de dissension ni aucune contestation des déclarations officielles du gouvernement. En ce moment 23 journalistes au moins sont emprisonnés, ce qui fait de l’Égypte le deuxième état le plus répressif du monde vis-à-vis des journalistes.
Ces politiques ont totalement sapé la confiance de la population à l’égard du soi-disant état de droit.
Les personnalités qui osent critiquer le régime sont empêchées de participer à des débats télévisés, de prononcer des discours en public ou de voir leurs articles publiés dans la presse. Le pays fait également face à une vague de grèves et de mouvements sociaux pour réclamer des salaires plus élevés. Les organisations de la société civile ont de moins en moins de marge de manœuvre et les organisations de défense des droits humains doivent faire face à des campagnes de diffamation dans les media pro-gouvernementaux et à des enquêtes sur leurs financements. Certains défenseurs des droits humains sont tout simplement interdits de voyager.
Entre juin 2012 et décembre 2015 les présidents égyptiens qui se sont succédés, ont gouverné le pays en l’absence de tout appareil législatif. De son côté, l’exécutif a promulgué un très grand nombre de lois, dont certaines sont en contradiction flagrante avec la constitution de 2014. Le nouveau parlement élu en décembre 2015 a voté des dizaines lois en quelques heures, y compris des lois draconiennes comme la loi anti-terrorisme, échouant par là à s’imposer comme un garde-fou et un contre-pouvoir vis-à-vis de l’exécutif.
Plusieurs rapports (y compris un rédigé par un ex-conseiller du président Al Sissi, Hazem Abdelaziz) ont affirmé que les services de sécurité étaient intervenus auprès du parlement avant le vote de la loi.
Le régime se pose également en “gardien de la morale” vis à vis de la société égyptienne. Bien que l’homosexualité n’est pas illégale au regard du droit égyptien, le pouvoir judiciaire a recours à des accusations de « prostitution » ou de « débauche » pour condamner les personnes LGBT arrêtées par la police lors de perquisitions à domicile ou d’enquêtes sur les sites de rencontres en ligne.
Cette répression morale vise aussi les artistes, comme en témoignent les poursuites engagées par l’Etat contre l’auteur de fiction Ahmed Naji et son éditeur Tareq Al-Taher pour « atteinte à la morale publique”.
Bien qu’un grand nombre de femmes aient été élues au Parlement, et malgré l’adoption d’une stratégie nationale en vue de combattre la violence à l’égard des femmes et du vote d’amendements aux articles du code pénal en matière de harcèlement sexuel, la violence sexuelle continue d’être utilisée massivement par les forces de sécurité contre les femmes et les hommes sans que cela n’implique l’ouverture d’enquêtes par le Parquet.
La répression du régime contre les activistes libéraux, les Islamistes pacifiques, les citoyens en général et les espaces culturels, favorisent la radicalisation de la jeunesse, fragilisent la lutte contre le terrorisme et laissent peu de place à des perspectives de stabilité à long terme.
Face à cette politique délibérément liberticide, la communauté internationale a un rôle essentiel à jouer et doit impérativement faire pression sur les autorités égyptiennes pour que soit mis fin aux violations répétées des droits humains.
Lors des futures visites officielles du président Al Sissi en Europe et aux, ses homologues se doivent d’aborder toutes ces questions, publiquement et en privé, et d’exiger la libération immédiate des personnes arbitrairement détenues. Les accords commerciaux lucratifs, notamment les ventes d’armes, que le gouvernement égyptien signe avec des sociétés basées en Europe ne doivent pas pousser les chefs-d’état à fermer les yeux sur les abominables violations des droits humains perpétrées par le régime. Au contraire, la protection des droits humains doit devenir un argument de négociation lors de la conclusion d’accords économiques. Les chefs-d’état européens et américains doivent réclamer davantage de contreparties et obtenir la garantie que les armes ne seront pas utilisées contre la société civile. Sans quoi, ce type d’accords ne saurait avoir lieu.
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