Amna Guellali
Directrice de recherche à l’Institut du Caire pour les études des droits humains (ICEDH).En quelques heures, les images1 des derniers moments de Yahya Sinouar, le chef du Hamas à Gaza, filmées par un drone israélien le 16 octobre 2024, ont fait le tour du monde. Elles ont été partagées par des centaines de milliers de personnes, aujourd’hui galvanisées dans le monde arabe et bien au-delà. Elles y voient le symbole ultime de la lutte pour la libération de la Palestine2.
Dans d’autres cercles, cette même vidéo signifie plutôt la fin d’un homme qui a été l’un des architectes des massacres du 7 otobre en Israël, point de départ de l’offensive militaire israélienne à Gaza. Ils célèbrent sa mort comme celle d’un assassin et d’un criminel. Tel le président américain Joe Biden déclarant que cet assassinat est « un bon jour pour Israël, pour les États-Unis et pour le monde3. »
L’objectif de cet article n’est pas de juger les actes du dirigeant du Hamas ni de célébrer sa mémoire, mais d’analyser l’image de sa mise à mort, sa portée symbolique et politique, ainsi que l’impact qu’elle peut avoir sur le conflit. En effet, le parcours de Sinouar, né en 1962 dans le camp de réfugiés de Khan Younès, dans le sud de Gaza, est intimement lié à l’histoire de la Palestine et à la violence de la colonisation. Sa mort est symptomatique du génocide en cours à Gaza, où l’anéantissement de tout un peuple se grave dans les images de destruction systématique et d’écrasement des populations.
Drone contre bâton
Les images tournées par le drone et diffusées par Israël ont quelque chose d’à la fois moderne et archaïque. On voit l’engin militaire survoler une zone en ruines, puis pénétrer dans une maison éventrée où des meubles saccagés, de la poussière et des gravats s’accumulent. Dans un coin, un homme est assis sur un fauteuil. Sa main droite semble arrachée et sanguinolente. Il est blessé, porte probablement un keffieh autour du visage. Les images sont floues, incertaines. L’homme regarde longuement le drone, qui le fixe à son tour. Puis il lance un bâton en direction de l’appareil, qui tourne sa caméra pour suivre le mouvement de l’objet, puis revient sur son visage. Dans cette séquence de 47 secondes se rejoue quelque chose d’universel et de symboliquement fort. Vient à l’esprit immédiatement l’image biblique de David contre Goliath, métaphore des combats inégaux où l’espoir de vaincre un ennemi nettement plus puissant s’ancre dans une foi indéfectible en ses chances, même infimes.
Le caractère tragique de cet instant où un homme terrassé continue de défier son adversaire se condense dans ce regard fixe et le bâton lancé dans un ultime acte de désespoir et de rage. Il apparaît plus tragique encore en raison de l’utilisation de cette caméra omnisciente, dirigée de loin par une armée qui cherche ainsi à pénétrer chaque recoin de Gaza pour détruire toute once de vie.
Cette vision de la toute-puissance militaire et stratégique israélienne amplifie ce sentiment. Imaginons si un humain, un soldat qui se serait trouvé là au moment des combats, avait filmé cette scène. Son face-à-face avec Sinouar aurait donné dans la conscience quelque chose de différent, avec une dimension de prise de risque, de chaire, de réalité humaine dans toute sa cruauté. En enregistrant ces images, le drone, lui, leur confère une dimension plus abstraite et plus terrifiante, et signe à la fois l’absence et l’omniprésence de l’adversaire.
Au-delà de la figure du héros, l’image de la mort de Sinouar reflète tout le conflit à Gaza : cette horreur à l’œuvre dans l’écrasement impitoyable des populations, les massacres et l’assujettissement des individus à la machine répressive sans précédent. Le caractère à la fois classique et inédit de cette vidéo, sa contribution à la construction de l’imaginaire collectif de lutte pour la libération de la Palestine, mais aussi ce qu’elle crée dans les consciences d’un syndrome de la surveillance et de l’omniscience, sont absolument vertigineux.
Selon Grégoire Chamayou, auteur du livre Théorie du drone en 20134, cet aéronef sans pilote, qu’il soit tueur ou de reconnaissance, transforme la guerre : il ne la rend pas seulement asymétrique, mais aussi unilatérale. Ce pouvoir de « poser un regard constant sur l’ennemi » et de le tuer le rend « omni-voyant » et accentue davantage le côté inégal du combat entre David et Goliath — les Palestiniens contre l’armée israélienne.
Dans ce conflit plus que dans tout autre, le déséquilibre radical dans l’exposition à la mort redéfinit le sens même de « faire la guerre » : celle-ci « dégénère en abattage ou en chasse. On ne combat plus l’ennemi, on l’élimine comme on tire des lapins. » Ces mots de Chamayou, écrits quand il analyse les opérations antiterroristes menées par les États-Unis en Afghanistan et en Irak, font écho de manière puissante face aux images de Sinouar, et plus largement dans cette opération de traque et d’assassinat systématique pratiquée par Israël à Gaza depuis maintenant plus d’un an — non seulement à l’égard des combattants, mais surtout des civils. Toutes les violations perpétrées à Gaza depuis le 7 octobre prennent corps sur cette vidéo.
Avant d’entrer dans la maison éventrée, le drone survole une zone totalement détruite, où l’on voit un champ de ruines. On sait que plus de 60 % des bâtiments à Gaza sont détruits, ce qui mène de nombreuses voix à parler d’« urbicide » pour décrire cette réalité inédite depuis la seconde guerre mondiale : la transformation d’une ville en un amas de gravats et de décombres. Le rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à un logement convenable, Balakrishnan Rajagopal, écrivait en janvier dernier :
« Cet écrasement de Gaza en tant que lieu efface le passé, le présent et l’avenir de nombreux Palestiniens… Il n’est peut-être pas exagéré de dire qu’une grande partie de Gaza a été rendue inhabitable5. »
De Che Guevara à Saddam Hussein
L’histoire a montré que les circonstances de la mort de personnalités révolutionnaires jouent souvent un rôle central dans la construction de leur mythe. Elles transcendent l’individu pour devenir une pierre angulaire de l’identité collective. Dans le cas de Sinouar, ce moment symbolique résonne particulièrement dans une Palestine où l’écrasement de toute résistance contre l’occupation israélienne prend des formes de plus en plus sanglantes.
On peut établir un parallèle avec la mort de Che Guevara. Les autorités boliviennes avaient conçu la photographie de son corps gisant, les yeux ouverts, pour prouver sa mort et affirmer la fin de son influence révolutionnaire. Or, par sa ressemblance troublante avec les représentations classiques du Christ crucifié, elle a eu l’effet inverse : elle a hissé Che Guevara au rang de martyr révolutionnaire, devenant un symbole universel de la lutte contre l’injustice.
La mise à mort du président irakien Saddam Hussein, le 30 décembre 2006, en offre une autre illustration. Son exécution pendant l’Aïd El-Adha, fête sacrée de sacrifice et de rédemption, a suscité une réaction intense dans le monde arabe. Beaucoup ont perçu cette décision, prise par les autorités irakiennes et soutenue par les États-Unis, comme une humiliation intentionnelle et une déshumanisation. La diffusion des images fut interprétée comme un moyen de soumettre Saddam Hussein, mais aussi le peuple irakien, dans une volonté de montrer au monde arabe la puissance américaine et l’écrasement d’une figure autrefois toute-puissante. Mais au lieu d’avoir pour effet de soumettre la population, elle a plutôt galvanisé un certain esprit de revanche. Pourtant très controversée en raison des crimes commis par l’ex-président, la figure de Saddam Hussein est réinvestie d’une charge symbolique puissante, et devient pour certains le symbole d’un martyr face à l’occupant.
Ainsi les mises en scène de la mort de personnalités comme Sinouar, Guevara et Hussein par des « vainqueurs » qui tentent d’imposer un récit hégémonique échappent souvent à leur contrôle. Elles jouent comme des catalyseurs de mémoire collective, qui peuvent revigorer les idéaux de ces figures combattantes ou héroïques.
Dans le cas de Sinouar, son corps martyrisé est en train de devenir un mythe révolutionnaire. Les images capturées par le drone israélien évoquent une omniprésence technologique et une inhumanité de la guerre moderne, où le pouvoir de vie et de mort s’exerce sans contact humain. Cette représentation d’une violence distanciée et implacable amplifie le sentiment de tragédie et renforce aussi la représentation du chef du Hamas en héros emblématique, celui qui défie jusqu’à la fin, même sous l’œil inhumain du drone.
Une arme à double tranchant
De nombreuses images circulent aujourd’hui et des anonymes qui s’identifient à la figure du résistant rejouent la scène ultime de Sinouar — elle devient un moment de revigoration de l’imaginaire. Cependant, cela escamote ce qu’il y a de plus problématique dans le parcours du dirigeant du Hamas. En effet, des Palestiniens de Gaza, qu’ils soient dans l’enclave détruite ou qu’ils écrivent de l’extérieur, s’élèvent pour contester cette exaltation ; ils pointent notamment son rôle dans le 7 octobre considéré, par beaucoup, comme une décision aventureuse sans stratégie qui n’aboutit qu’à l’annihilation de Gaza.
Or, la glorification de cette figure tend à relativiser ou même à rendre inaudibles les nombreuses voix qui cherchent une autre solution pour mettre fin aux massacres. Le destin du Hamas s’est joué sur des décisions politiques et stratégiques conditionnées par la domination d’une force occupante qui affirme de plus en plus sa volonté d’anéantir la présence palestinienne à Gaza comme en Cisjordanie6. Et il est à craindre que la surenchère dans l’héroïsme ne l’éloigne du réalisme nécessaire à une révision rationnelle des positions et des choix. La magnification de la « résistance » et du « martyr » peut avoir un effet pervers : galvaniser les foules vers un bûcher sacrificiel qui rendra encore plus difficile la fin du massacre. Alors que rien ne semble arrêter la machine génocidaire israélienne, qui bénéficie toujours du soutien et de l’armement des grandes puissances occidentales, les Palestiniens semblent voués à un sacrifice sans fin, dans une martyrologie qui les emprisonne et empêche toute vision rationnelle de la situation.
Ainsi, cette scène enregistrée par un drone est bien plus qu’une capture documentaire : elle amplifie la puissance symbolique de la mort de Sinouar, tout en donnant à voir le déséquilibre écrasant des forces. Bien au-delà de son rôle militaire, le drone devient un instrument de pouvoir, influençant la manière dont la guerre est perçue, vécue et racontée. Il permet une distance physique de l’agresseur qui dissout l’humanité du conflit et la résilience symbolique prend le relais du combat physique.
Source: OrientXXI
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